Pendant les consultations scénaristiques, le scénariste tire
les cartes à l’aveugle et le consultant interprète et propose des analyses.
Dans le cadre de ces articles, les cartes ne sont pas tirées à l'aveugle, elles
sont choisies après une première analyse rapide. L'analyse plus poussée du
tirage ainsi constitué permet d'approfondir l'analyse du film. Les tirages sont
adaptés aux spécificités du travail scénaristique.
On s’intéresse aujourd’hui à ce que j’appelle le tirage de
Propp. Vladimir Propp a étudié le folklore russe au début du 20ème siècle,
notamment les contes. Ses travaux portent sur la narratologie, et ont servi de
base à l’établissement du schéma narratif en 5 étapes (ou schéma quinaire).
1 : Situation initiale
2 : Elément déclencheur, perturbateur ou encore force
transformatrice
3 : Action, péripéties, aventures
4 : Elément de résolution, dénouement ou encore force
équilibrante
5 : Situation finale
Le tirage de Propp s’inspire du schéma quinaire et permet de
cadrer le récit entre les étapes 1-2, et 4-5. On peut tirer plusieurs cartes
pour l’étape 3 qui sont autant de péripéties, de relances, de personnages, etc.
Pour
ce tirage, j’ai décidé de m’intéresser à Back to the Future (1985, réalisé par Robert
Zemeckis, écrit par Robert Zemeckis et Bob Gale).
Marty
McFly est un adolescent normal, si ce n’est qu’il a pour ami le génial et
excentrique professeur Emmett Brown. Alors que le duo teste la nouvelle invention de Doc :
la machine à remonter le temps, Marty se retrouve coincé en 1955. Il
empêche malgré lui la rencontre de ses parents, et doit tout faire pour les remettre
ensemble.
ATTENTION DIVULGACHAGE: L'analyse dévoile certains moments
clés du film.
La situation initiale
est représentée par l’arcane sans nom
(XIII). Cette carte incarne la révolution, un changement profond, également
la colère. Le personnage de la carte est très actif, le corps en avant, il
marche sur les têtes couronnées de ses parents, représentant un système de
valeurs, une éducation ou même une filiation qu’il rejette.
Marty, le personnage principal de Retour vers le futur, est en rébellion contre l’autorité, l’école,
la police. Il détruit le laboratoire de Doc en faisant exploser l’enceinte,
fait du skate-board au milieu de la route en s’accrochant aux voitures et défie
le proviseur de son lycée après un énième retard.
Marty est surtout en rébellion contre ses parents. Il méprise George, son père que Biff, son patron, humilie. Marty trouve que sa mère boit trop et juge son intransigeance quand elle empêche sa fille de voir des garçons. Marty redoute plus que tout de devenir comme son père, un « tocard » d’après le proviseur du lycée.
L’élément déclencheur
est représenté par la roue de fortune
(X), symbole de la fin ou du début d’un cycle, et évoque le retour dans le
passé de Marty.
Sur la carte, des personnages sont intriqués dans une roue
sommairement montée, et qui repose sur des flots tumultueux. C’est une
situation précaire, un équilibre impossible à maintenir, un instantané de cette
situation juste avant l’effondrement. La
roue de fortune évoque souvent le destin immuable de l’homme, la fatalité.
Ici le retour en arrière fait tourner la roue dans l’autre
sens et permet à Marty de défier le destin et la fatalité qui l’accable. Dans
son cas, ce sont ses parents qui ne sont pas à la hauteur de ses espérances. En
un mot, ils sont nuls.
L’action.
Pendant un tirage, on préférera tirer ces cartes en derniers
pour d’abord encadrer le récit avec le début et la fin.
Pour cette analyse, j’ai choisi de me limiter à trois
cartes.
L’hermite (VIIII)
représente Doc, l’adjuvant et le mentor de Marty. L’hermite a les cheveux blancs, symbole de sa sagesse. Il cache
dans les pans de son manteau une lanterne, un secret fondamental qu’il a
découvert et qu’il choisit ou non de partager avec le monde.
La découverte de Doc, c’est d’abord comment voyager dans le
temps. Doc est obnubilé par ses recherches, comme l’hermite fixe sa lanterne sans ciller. Rien d’autre n’a
d’importance, Doc en vient à dérober de l’uranium a des terroristes pour mener
à bien son expérience. Il paie son obsession le prix fort, puisqu’il est
assassiné par ces mêmes terroristes dans la première partie du film.
La question du paradoxe est présente dans tous les récits de
voyages temporels. Doc, dans sa sagesse, estime les voyages temporels
dangereux. Il faut tout faire pour ne pas altérer le passé et briser le continuum
espace-temps. Le film donne raison à Doc, puisque l’intrusion de Marty dans le
passé empêche la rencontre de George et Lorraine, elle compromet leur mariage
et la conception de leurs enfants. Marty risque de disparaître s’il ne répare
pas le passé, les risques pour ceux qui modifient le passé sont énormes.
Doc refuse donc que Marty lui révèle son avenir, il déchire la lettre où Marty lui annonce qu’il sera tué par des terroristes
pendant le test de la machine à voyager dans le temps. Et pourtant Doc change d’avis
puisqu’il récupère la lettre, et porte un gilet pare-balles ce fameux jour.
Doc livre au passage ce qui restera le message de sagesse du
film, son secret ultime: « What the hell… ». Il est parfois bon de ne
pas suivre les règles, et Doc choisit au final de prôner l’insouciance.
L’amoureux (VI)
représente le triangle amoureux dans laquelle se trouve Marty, quand Lorraine
le préfère à George sans savoir qu’il est en vérité son propre fils. Marty se
retrouve parmi les trois personnages du bas de la carte, indécis et hésitant,
quand il voudrait occuper la place de l’ange dans la partie supérieure, celui
qui pique et aiguillonne pour provoquer le coup de foudre entre ses parents.
Regarder d’en haut, c’est justement ce que fait Marty dans
la première partie du film. Il constate avec amertume que l’amour entre ses
parents n’existe pas, il les juge même pour cela. Dans l’arcane sans nom, le personnage surplombe les têtes couronnées, il
leur marche dessus.
Etre propulsé dans leur époque permet à Marty de comprendre
leurs réalités, aussi de se mettre à leur place. Sa mère, Lorraine, étouffe
dans une famille trop conservatrice, son père George est déjà le
souffre-douleur de Biff.
Marty avait besoin de partager ces moments difficiles avec
ses parents pour les comprendre et les accepter, mais c’est uniquement en
sortant de l’équation qu’il parvient à faire venir l’amour entre eux. Il est
d’abord enfermé dans un coffre pour permettre à George de sauver Lorraine des
griffes de Biff. Marty monte ensuite sur scène et libère un solo de guitare beaucoup
trop furieux pour son public. Lorraine perd alors tout intérêt pour lui et tout
rentre dans l’ordre. On croit en tout cas que tout est rentré dans l’ordre,
mais le dénouement nous réserve une surprise (cf plus bas).
Le chariot (VII)
représente Biff, l’opposant. La carte fait également référence à la
course-poursuite voiture/skate sur la place de la ville.
Le chariot évoque
un héros, personnage viril que rien n’arrête, un amant puissant, un acteur en
représentation qui captive la foule. Le
chariot peut représenter le héros américain typique : un leader puissant,
charismatique, toujours juste et sûr de son fait, et que rien ne peut arrêter. Biff
est une caricature de tout cela, une version brutale et simpliste de l’American
Dream.
Marty voudrait être le chariot, celui qu’on aime et qu’on
adule, qui est vainqueur à la fin. Son souhait se réalise quand il obtient
l’accessoire indispensable de tout héros américain classique des années
80 : une voiture. Et pas n’importe quelle voiture, un pick-up énorme,
symbole de puissance et d’opulence.
La résolution se
trouve dans la force (XI).
La résolution, comme l’élément déclencheur, sont la plupart
du temps des moments précis d’un film : une scène, une action, une parole,
etc. Dans Retour vers le futur, il
s’agit du moment où Marty revient au temps présent, après que l'intrigue de l'amoureux a été réglée.
La force, c’est
d’abord les 1,21 Giga Watt du coup de foudre, la considérable énergie
nécessaire pour renvoyer Marty dans son époque. Je ne sais pas pour quelle raison les
auteurs ont choisis 1,21 précisément, mais ce chiffre prend une importance capitale quand
Marty explique au Doc du passé que c’est la quantité d’énergie nécessaire pour
le renvoyer dans le futur. Doc n'en revient pas, une telle quantité d'énergie est inconcevable en 1955. Sachant que le chiffre de la force est 11, on ne
peut s’empêcher de remarquer que 11x11=121. On retrouve nos 1,21 GW, il faut multiplier la force par
elle-même pour parvenir à déchirer le continuum espace-temps.
On retrouve la force dans la scène de l’horloge, quand Doc
doit s’accrocher à l’horloge et raccorder les câbles au passage de la foudre.
C’est la seule épreuve de force à laquelle est soumis Doc, qui agit plutôt sur
le plan intellectuel.
On retrouve la force à la résolution d’autres intrigues :
La force dans le
poing du père de Marty, qui s’oppose à la puissance physique de Biff, et marque
la défaite de l’antagoniste. Ce geste héroïque permet également de ramener le
père dans les bonnes grâces de la mère, amorçant la résolution de l’intrigue de
l’amoureux.
La force est dans
le solo de guitare de Marty, plein d’une énergie incontrôlable et qui renvoie
au tout début du film quand Marty fait exploser l’enceinte chez Doc.
La force est
présente dans tout le film, dans le jeu des comédiens débordant d’énergie, dans
les scènes d’action et dans le burlesque des situations.
Dans la situation
finale, Marty est devenu l’empereur
(IIII).
Il est riche, sa situation est stable, il est détendu et
porte fièrement le sceptre symbole de sa réussite. Il a maîtrisé son monde et
regarde vers le passé (vers la gauche de la carte), car il sait qu’il tire son
pouvoir du passé.
La stabilité de l’empereur
est d’abord matérielle. Elle est symbolisée par le pick-up noir qui échoit
à Marty à la fin du film. Ca n’est pas un hasard si Marty a été propulsé dans
les années 60, le début de la société de consommation. A cette époque s’est
répandue l’idée que la possession de biens est source de bonheur. C’est cette
croyance qui rend Marty malheureux au début du film, il a l’impression de ne
pas être en contrôle de sa vie car ses parents sont en bas de l’échelle sociale.
A la fin Marty a résolu son problème, non pas en se débarrassant de sa croyance,
mais en changeant sa vie.
C’est la surprise du dénouement, la résolution de l’intrigue
de l’amoureux : les parents de Marty ont changé du tout au tout, ils sont
devenus riches, importants et ils s’aiment toujours. George est un auteur à
succès, Lorraine encourage sa fille à sortir avec des garçons, les parents de Marty
sont enfin devenus ce que lui attendait d’eux.
Au final, et contrairement à ce que répétait Doc, modifier
le passé peut avoir un effet bénéfique. Cette fin redouble le message de Doc après
avoir avoué qu’il a lu la lettre lui révélant son avenir : les voyages
temporels sont dangereux, mais après tout « What the hell… ».
Nous voyons que le tirage de Propp s’intéresse surtout aux
péripéties et aux actions, moins aux personnages. Dans Retour vers le Futur, le personnage principal de Marty serait
incarné par Le Mat : un
musicien qui ne tient pas en place, parcourant le monde avec ses chaussures
rouges, suivant son instinct et débordant d’une énergie qu’il a du mal à
canaliser.
Le tirage de Propp permet de parcourir le film du début à la
fin, et de repérer les pivots entre les trois actes. C’est un tirage très
efficace pour les récits déjà bien avancés dans leur écriture.
J’espère que cet article vous a plu, un grand merci à
Héloïse pour la relecture et les corrections.